jeudi 12 mars 2009

Les mains dans la terre









Ces grands haricots jaunes là, qui tombent des arbres, on s'en sert comme bougies, regarde la mèche, tu l'allumes, ça ne dure pas des heures, faut pas se leurrer, et les noires, rien à voir, tu les ouvres, tu vois, la pate marron, un puissant laxatif, en infusion, ici des noix de muscade, non le fruit ne se mange pas, en confiture parfois, avec beaucoup de sucre, la peau rouge par contre vaut cher, tu n'en as jamais vu?... Il nous fabrique des bracelets de fleur en quelques secondes, cueille des limes à ongle dans un arbuste, orne nos oreilles d'immenses fleurs roses et jaunes... Nous montre les fruits qu'on mange, des feuilles qui sentent l'ail et qu'on découpe met dans les sauces, et les arbres traitres, comme ces pommes appetissantes qui vous empoisonnent en quelques minutes, et des haricots sauvages qui vous brûlent au moindre contact. Tu savais toi qu'il fallait tuer le palmier pour bouffer son coeur? Dis comme ça, qu'elle enchaîne... Et cette plante là, sur la branche? Une mauvaise herbe, qu'elles me montrent. Laisse tomber la leçon, elles ignorent même la manière de ramasser les fruits, et que chacun est capricieux. Par contre elles poussent des aahhh d'extase devant le mimosa pudica... On dirait qu'on blesse un petit animal, lâche la grande recroquevillée sur la plante en position de défense. Et caresse une nouvelle branche qui se froisse à son tour. Attends doudou que je te montre comme il se fâche le mimosa quand on lui brûle les feuilles. Il avance une flamme sur cette plante sensible et nous crions toutes d'effroi. Pauvre plante qui se referme de douleur. Il leur faut des exemples bien gras, bien clairs pour comprendre que la nature est vivante. Et les voilà débordant d'empathie pour mon mimosa timide, alors qu'elles auraient marché dessus comme sur une mauvaise herbe si je ne les avais pas aretées.

mercredi 11 mars 2009

Les mensonges bateau

Il y a tellement d'histoires, je n'arrive pas à y croire. Accumulation de moments extrêmement dangereux, extrêmement drôles, extrêmement souvent. Ce n'est peut-être pas du mensonge, mais des empilements d'histoires empruntées et mises bout à bout pour en constituer une qui vaut la peine d'ouvrir la bouche.


N'est-ce pas ce que je fais moi aussi quand j'essaie de raconter ces îles? De tisser des liens artificiels entre les choses? Je lisse les contrastes et m'approprie les expériences, ignore des détails indésirables, pour que la réalité colle à celle des livres...

Sur le bateau pour Bequia

Je quitte ma colonie de volontaires avec un léger pincement, puis la route encore, une nuit d'hôtel, le bateau, et le passé se désagrège à nouveau, comme les restes d'un rêve au fil des heures, et à midi, il ne reste que quelques images éclaires sans lien les unes avec les autres, qui ne m'émeuvent plus...

Parfois, ce sont même de mes rêves qu'émergent les paysages et les émotions les plus entêtants. Je rêve d'un espace connu, un petit-déjeuner bruyant dans notre cuisine de la rue parc, et je me débats pendant des heures et des heures ensuite pour accepter la foret tropicale, et la mer, et les silhouettes inconnues.

Cette plante qui fane quand on la touche

La forme des îles

Après six semaines, ne reste que l'impression d'avoir bondi de terres-îles en terres-îles. Tout oublié des particularismes. Souvenirs aussi floconneux que le souvenir d'un rêve, et ce dont je me souviens, ce sont des exotismes sans profondeur. Il n'y a pas de fil conducteur qui mène d'une île à l'autre.

La mer, dans les Caraïbes, n'est pas une route mais une frontière. D'ailleurs, on la franchit le plus souvent par les airs, soit qu'elle est trop étendue, soit trop agitée. La plupart des insulaires, mêmes les pêcheurs, en ont une trouille impensable. Et pas le pied marin pour un sou. Ils enfouissent la tête dans un sac de papier et prennent leur mal en patience. Hier, ils ont refusé de m'emmener à la pointe de l'île. "Tu vas te rompre les os dans cette eau furieuse". Parfois aussi, ils interrompent ma marche. "Ne vas pas te baigner aujourd'hui, elle va t'avaler par les pieds". Eux, ne dépassent jamais les hanches. Les marins, les pêcheurs, les insulaires n'ont pas l'insouciance des touristes dans l'eau turquoise d'ici. Ils s'arrêtent là où l'eau cesse d'être transparente. Ils savent... que l'homme ne maitrise pas la nature. Ne s'insurgent pas quand elle leur a pris un homme... ne cherchent pas à construire des batisses qui résistent aux vents d'automne... le toit de tôle s'envolera et nous reconstruiront. Ce n'est pas du désespoir. Pas de la résignation. L'homme ne gagne pas toujours, c'est tout.

Perdre de vue les îles

Île après île, je quitte mon poste d'observation pour entrer dans la vie qui m'entoure. Je perds ma distance nécessaire, et mon carnet se transforme en journal de bord malgré moi. Liste d'activités. Énumération d'anecdotes. Je ne réfléchis plus aux îles. J'archive.

De toute façon, la question des îles est démesurée. Plus il y a de bruits, moins l'image est nette. Il y a autant d'îles que de personnes rencontrées. Pour lui, nous voilà sur une terre noire à 99 %, pour l'autre, c'est une terre de métissage, dans la langue, les couleurs de peau, les coutumes. Les hommes y boivent beaucoup. Parfois pas plus qu'ailleurs. Ils la trouvent sauvage, ces hommes civilisés. Mais les autres y voient une réussite dont ils sont pas peu fiers, une indépendance qui n'a pas fini comme Haïti, alors oui, la marijuana, mais pourquoi pas. Elle est dangereuse, cette île, te promène pas toute seule, même en journée, que me balance le guide. Rien à craindre ici, me glisse l'Argentin, le taux de criminalité le plus bas du monde. Mais ne va pas à Ste-Lucie, non, non, rajoute le premier... Les Grenadiens me disaient la même chose de vous, de m'en méfier...

C'est que la plupart de mes insulaires ne sont jamais sortis de leur village, construisent leur île des propos relatés, et l'archipel aussi, avec des trous dans l'image. Et toujours cette curiosité mêlée d'empathie envers les îles encore ligotées à leurs maîtres, Martinique, Guadeloupe, dont ils apprennent la bataille contre la vie chère. "Les pauvres toujours pas libres"... Mais aussi, "De quoi y s'plaignent eux, z'ont le chômage, le salaire minimum, la santé gratuite..." Ils ont conquis leur liberté seuls, triment pour avoir de quoi manger, cultivent leur terre, comprennent pas comment on peut tout attendre des autres, attendre les bras croisés que la vie change.

dimanche 8 mars 2009

Savoir de terre

Misérable, est-il possible d'être savante et si bête à la fois. Marche pieds nus, touche les troncs, pas cette liane oui, elle est belle, mais ses fruits brûlent comme un feu de carnaval, pas cette pomme, elle t'emmène direct sur la civière imbécile, et cette coque, tu le croques, avec la peau, les graines aussi, gobe moi ça d'un coup qu'on passe à la rivière, j'aurai jamais assez d'une vie pour rendre à tes mains l'agilité que les livres leur ont volé. On marchera sur les sentiers balisés, tes pauvres pieds, manque de la cale là-dessous, vraiment, que dirait ton père, il doit se retourner dans le lit du fleuve où tu l'as jeté. Qu'est-ce que t'as foutu de tout de savoir, jeté aux baleines, agriculture, maçonnerie, mécanique, botanique. T'étais quand même pas si couillonne avec la vie quand t'étais gosse. Course de crapauds, exposition d'insectes, pêche, escargots, champignons... Ma pauvre fille, c'est comme si on t'avait coupé les mains. Une drôle de maladie que t'as attrapé là. L'intellectualisme. T'as perdu ton père dans les livres.

Distances de nuit


Quand la nuit tombe, si la lune se cache, on peut à peine voir l'autre assis en face. Ce soir, la lune s'entoure d'un étrange halo. On devine une silhouette floue de montagne au loin qui se confond avec les nuages. On se sent encore plus seuls qu'en journée. À ne plus rien apercevoir en dehors de notre monde de lilliputiens.

Sur la route de Chateaubellair

Un petit chemin dans la forêt tropicale qui mène au premier village. Il faut marcher une heure. On dépasse des fermiers torse nu qui reviennent des champs, de banane, coco, marijuana. Parfois, les distinguer c'est facile. Leurs yeux rougis et l'air hagard, ils ne font pas que la couper. Ils marchent avec leurs chèvres, un âne ou une vache, quelques chiens. Un sac plastique avec la gamelle du jour. Et des fruits pour le dîner. Toujours, à la main, leur machette aussi longue que mon bras. Et malgré leur gentillesse, je ne peux retenir une petite peur quand je les rencontre sur ces routes désertes. Quand je croise des femmes aux cranes chargés de paniers, je m'accroche à leurs talons, ou parle avec elles, leur féminité me rassure. J'aime leurs rires aussi. Je ne suis jamais allée en Afrique noire, mais je suis sûre que les campagnes ressemblent à celles-là.

Au village, l'accueil est mitigé. Des femmes me balancent des insultes par dessus la rivière quand je sors mon appareil pour les photographier en train d'y laver leur linge. Je voudrais m'excuser, leur parler. Mais elles crient et persiflent, et m'ordonnent d'un geste de partir. Les enfants réparent la dureté des mères. Les plus timides me sourient depuis le perron. Un signe de la main, si je leur réponds, ils fondent de plaisir. D'autres se ruent sur moi, veulent jouer, billes, ballon, grosse pile qu'on lance le plus loin possible et qu'on court chercher, pour recommencer, me caressent les cheveux. J'aime toutes ces petites mains chatouilleuses sur ma tête, et ce rapport simple et bon. Avec les hommes, il faut à nouveau mentir, s'inventer une vie de famille, deux enfants. Un mari absent, c'est un frein bien maigre. Être mère change tout. On peut enfin essayer de parler d'autre chose. Essayer.

Le village s'est développé au rythme de la culture de la marijuana. La plupart des habitants sont des jeunes des villes débarqués là avec femmes et enfants pour trouver du boulot. "Le gouvernement essaie de stopper l'augmentation de la production. Il pense que ça favorise le crime. Mais c'est pas la culture du cannabis qui favorise la criminalité, c'est le chômage." Les jeunes viennent là pour faire de l'argent, vite, espèrent repartir avec de quoi s'acheter une terre ailleurs. Les flics sont les plus pourris dans cette histoire. Ils arrêtent leurs fournisseurs et amis quand le gouvernement leur demande de faire des exemples.

N'empêche qu'ils sont pas mal destroys ici, si je peux l'exprimer ainsi, vêtements déchirés, pieds nus, avec un air un peu largué, entassés dans des cabanes qui doivent être balayées chaque automne par le premier ouragan. Une femme me fait rentrer dans sa maison. Il y a quatre enfants, une seule pièce. Un assemblage de bois et de bambous sur lesquels on pose des feuilles de palmier sert de lits. Le reste du village s'éparpille autour de deux rues centrales. Le marché de poisson a dû vivre à une autre époque. Aujourd'hui, il tombe en ruine. On trouve trois shops qu'on peut parcourir d'un coup d'oeil.

Sur le chemin du retour, pour la première fois depuis le début de mon voyage, je sature mes tympans de musique pour marcher. Jusqu'ici, j'aimais écouter le bruit des arbres, des animaux, de la mer. C'est le chant d'hélium de Marie-Jo Thériault... " je pense à où je vais et là où j'ai déjà été...." C'est peut-être pas tant l'âge qui rend l'expérience actuelle si différente de mes voyages de jeunesse. À l'époque, je cherchais une terre d'accueil pour un nouveau départ, moins aigre, m'échapper du chemin circoncis... mais ce voyage-là, ce n'est pas une fuite. Au contraire, j'ai fait une drôle de rencontre, sans rien planifier. Je ne sais pas encore très bien comment l'exprimer, mais on dirait qu'il me fallait prendre un chemin pénible pour revenir à un même point, en paix.

La même mer partout






Depuis les rochers. Sable blanc ou noir. Cabanes de tôle qui longent l'eau. On ne la regarde plus quand elle est sur tous les paysages. Mais tu n'y comprendras donc jamais rien ma pauvre fille. Je ne suis pas marin, pas pêcheur. Ce matin, il me dit, elle ne veut pas de nous. C'est à cause de la lune. Le bateau qui devait m'attraper sur la jetée pour m'emmener dans la pointe nord ne peut pas aborder. De jeunes pêcheurs me proposent de faire le lien entre terre et bateau. Il m'avertit qu'il me sera impossible d'accoster à l'endroit prévu, que je vais me rompre les os.
J'aime cet art de l'hyperbole dès qu'on parle de risque. C'est presque tous les jours. On m'avertit. "Les femmes noires ne voyagent jamais seules. Mais les femmes blanches, elles veulent faire comme des hommes. Il faut être complètement marteau pour voyager seule dans ces îles..." De ne pas prendre de bateau seule, car là sur la mer, entre deux terres, non-lieu, tout peut arriver... Puisent de leur poche une histoire de femme disparue ou de bateau qui coule, parfois une femme qui disparaît dans un bateau. On se soumet, à travers ces histoires, aux forces supérieures, violence incontrôlable du désir de l'homme, et celle encore plus sauvage de la mer. D'ailleurs, ils se baignent rarement, et jamais plus loin que la taille. Cette mer immense qui les entoure, pourrait les engloutir... Dans ces îles où les hommes n'ont pas le droit d'avoir peur...
Ce matin, je regarde le bateau lutter contre les vagues à une dizaine de mètres de la jetée. Je leur dis, c'est pas grave, je reviendrais avec mari et enfants, je m'échappe de tous les dangers.

Forêt de bananiers

On dirait une foret naturelle dans laquelle perdre ses dimanches. Mais les plantations de banane sont chargées d'un passé qu'on peut difficilement oublier. Peut-être ais-je tord, mais une plantation ne peut pas être un lieu juste dans mon esprit. Elle se batit sur l'exploitation de tous par un.

Des camions passent et chargent les fruits dans des cartons destinés au marché européen. Dans cet organisme de coopération internationale, ils disent que la ferme est distincte de l'ONG. Budget et dépenses séparées. Mais les comptes et les liens entre toutes ces petites compagnies ne sont pas très claires. Et quand-même, c'est bien eux, les directeurs de l'organisme, que je vois dans les champs superviser le travail des fermiers. Après, c'est très drôle, ou pas tant que ça, qu'ils nous bassinent avec leur jardin bio et cultivent des hectares de bananes, de fruits de la passion, de bananes pour le marché international... Très drôle de les voir "former" des jeunes pour faire de la coopération en Afrique, alors qu'ils exploitent les gens d'ici.

Tout à l'heure, sur la jetée, j'ai pu observer sa façon de parler aux locaux. Un peu comme avec les étudiants... des gens qu'on n'écoute pas vraiment, qui n'en valent pas la peine, et même qu'on fait une petite grimace en coin de temps en temps pour se moquer. Mais gentiment.

J'ai cru comprendre qu'ils avaient le label "équitable". Je prie pour que ce soit faux.

Internet-ment


Il me demande si j'ai Skype. "Pour discuter". Nous vivons à 5 mêtres l'un de l'autre, mais il n'a pas encore réussi à franchir cette distance. Je crois même que nous avons davantage échangé avant que j'arrive. "Ce sera plus simple comme ça", me dit-il.

C'est peut-être ça la globalisation. Pas l'uniformisation de la culture. Mais ce besoin de rester en contact avec l'extérieur depuis nos petites cellules intérieures que l'on nomme bureau. On dit qu'on veut la liberté, mais on ne sait pas quoi en faire. Quand on l'a, on choisit une pièce carrée dans laquelle s'enfermer pour ne pas être confronté à l'épreuve des choix.
Cette fois, je gobe un cachet. Ferme les yeux. Cherche ma force dans la méditation. Je ne fais plus qu'un avec cet engin de malheur. Je lui donne l'énergie qui semble lui manquer pour que le moteur ne cale pas, je m'imagine des ailes. Chaque vol est pire. J'ose à peine imaginer l'enfer du prochain. Trois décollages et trois aterrissages pour arriver à Fort-de-France.

samedi 7 mars 2009

C'est jour de marché

Quand j'arrive à St-Vincent, c'est jour de marché. Les trottoirs de la ville sont pris par des stands. De vêtements. Beaucoup de stands de disques, avec un mauvais RnB des années 90 qui vrille les oreilles des passants. Étals de fruits et légumes que les locaux cultivent et viennent vendre à Kingston les vendredi et samedi. Beaucoup de racines. Je reconnais l'igname, le manioc. la patate douce. Je retrouve la christophine, une racine qu'on sert en accompagnement comme les plantain, ou cuites dans un lait de coco avec oignons et ail. Bien sûr, tomates, concombre, carottes, poivrons, citrons verts. Les fruits, je verrais des bananes et des noix de coco. Il me faudra attendre mon passage à Richmond pour goûter aux fruits de la passion, goyaves, papayes d'ici. J'arrive trop tard pour les avocats, trop tôt pour les mangues.


Il n'y a que des femmes dans le marché aux légumes, que des femmes aussi pour servir des repas faits maison puisés dans de grandes glacières entreposées dans le coffre de mini-camionettes. Les hommes vous ouspillent sans freiner leur course en tirant de grosses carrioles de bois remplies de caisses et de sacs. Quelques rastas sont en train de tricoter leurs casquettes. Des jeunes vendent des cartes de téléphones étalées sur des boites en carton. Ça sent la boule à mite à l'entrée des magasins. Je l'ai déjà senti à Grenade. La fosse sceptique. Les épices. Le poulet qui revient sur la grille. La sueur. Le curry.

Pour un café

Je sais que c'est ridicule. mais je rêve d'un café. Un petit expresso serré et mousseux. Je tourne dans les rues en boudant les arômes de curry qui émanent des stands sur le trottoir, les jus frais aux saveurs exotiques. Tout à coup, je n'ai plus envie d'explorer, découvrir, m'enrichir de culture étrangère. Je veux un café. Je rejette une noix de coco qu'on décapite sous mon nez. M'aventure dans la zone touristique réservée aux passagers des croisières en pause pour la journée. J'y vois des magasins d'aéroport, T-shirt brodés des noms de l'île, chips et alcool en Duty Free. Un concert de calypso qui fait rebondir joyeusement la bedaine blanche d'un touriste séduit par le folklore made for USA. Des bouteilles de coke. Et des bières. Mais rien qui ressemble à un café. Après deux heures de marche, je le trouve dans le petit restaurant de l'hôtel. À côté d'un buffet pas très appétissant, un serveur actionne la machine à expresso. Le bon centimètre de mousse cache un jus pratiquement transparent. Je suis plus amusée par ma bêtise que déçue. Un peu moins quand arrive l'addition. 12 EC$. 6 CA $ à peu prêt. Le prix d'un plat complet dans un restaurant local.

Les heures restées à siroter ce café sans saveur, avec des blancs autour de moi, j'oublie la langue, et le décor sauvage autour. Je me crois dans une ville occidentale. Passer la porte, il y aura des rues larges, des salons de thé, des bars, des crêperies, des terrasses remplies d'étudiants paresseux, un parc pour lire la fin de mon roman à l'horizontale...

jeudi 5 mars 2009

Passé colonial

A Grenade et Saint Vincent, ils ne parlent jamais de l'esclavagisme. Ils rappellent avec fierté que Grenade a été française avant d'être anglaise, comme si la France valait mieux que les Anglais. Et ce flic-rasta qui ne nous en veut pas, m'a-t-il dit, pour les erreurs de nos ancêtres. Que notre sang est de la même couleur, nos corps morts pourriront aussi rapidement. Le coeur de l'homme n'est pas noir ou blanc. Il est bon, et il me sert une assiette remplie de produits frais.

On dirait qu'ils n'ont pas cette colère qui peut embrumer les autres îles des Caraïbes. En Guadeloupe, ils s'étaient pris batte de Baseball et machettes à la vitesse d'un scooter sur une route de campagne. Ils avaient eu le tord d'être blanc. Ici, être blanc, c'est un prestige acquis d'office. On y gagne quelque chose qu'on n'a jamais mérité.

KFC


Il veut absolument me faire visiter l'île lundi, pendant son jour de repos. On ira sur la plage d'Indian Bay, et sur la côte est. Le volcan, c'est presque loupé. Il me présentera sa famille. Et me montrera son école. "Do you like KFC?" "What?" "KFC... Chicken..." His favorite restaurant... ça me rappelle une autre histoire, de poulet elle-aussi. Il a 20 ans, il me fait rire avec ses airs de petit homme et son culot. Dans notre petite île communautaire, c'est le Don Juan. Il virevolte autour de toutes les belles brésiliennes dont il ne parle pas la langue, balance des I love you toute la journée dans le haut parleur de son téléphone, m'annonce qu'il partagera mon lit avant mon départ. Je ris aux éclats. Lui rappelle mon âge. Applaudis sa sagacité, de choisir les éphémères pour ne pas être troublé dans sa chasse à venir. Il se marre le salaud. Il a tâté le terrain quand-même avant. Il m'a demandé si je n'étais pas lesbienne. ça suffit.


Le KFC et Obama, les deux stars des îles. Si ce n'est pas de la globalisation ça! Le téléphone portable aussi. Les cabines téléphoniques ont pratiquement disparu. Et du coke bien-sûr, mais je n'ai pas croisé un seul local avec autre chose qu'une Caribe (la bière d'ici) à la main. À part ça, je dois avouer que ces dernières îles n'ont rien des grandes architectures touristiques d'aujourd'hui. Pas de Subway, Mac Do, Starbucks. Pas de petits bistrots européens. Pas d'expresso. Les rayons des supermarchés restent occupés aux 3/4 par des produits qu'on a pris l'habitude de consommer ici. Savon bleu pour détacher le blanc, beaucoup de légumes surgelés, beaucoup de boites, poisson salé, fruits tropicaux, pain et patisserie fabriqués sur l'île, farines, riz et légumineuses. poulet en sacs en 10 kilos. Du rhum. Des bières. Margarine et confiture de goyave. Lait concentré en boite. Pas de choix oppulents comme chez nous. Je suis vraiment étonnée de trouver aussi peu de traces de la culture occidentale. Faut dire que des touristes, à St-Vincent, il y en a vraiment très peu.
Et puis ce sont les îles. J'avais peut-être raison. Cet encerclement de la mer les protège peut-être de la globalisation. Malgré les avions quotidiens qui déchargent des cartons et des cartons de marchandise à chaque escale.

Non-lieux, pour le repos


L'aéroport et les chambres d'hôtel luxueuses sont bien ces hors-lieux, des entre-deux qui obéissent toujours aux mêmes règles et ne réclament aucun effort une fois passé les portes de contrôle. Sur une tablette, à côté des sièges, des prières à dieu, un dépliant d'églises et des publicités pour les duty free. Dans l'hôtel, la Bible, l'annuaire téléphonique, le code de la chambre pour les appels. Une télévision. De la nourriture aseptisée. Neutre. Chère. Le corps et l'esprit se vautre dans un confort connu et reposant. Ils ne prennent pas vraiment des forces. Ils s'avachissent.

Le bruit des îles (suite)

Ce n'est pas le ressac des vagues et puis rien. Les sirènes des bateaux qui signalent leur mouvement à l'entrée du port. Des moteurs de voiture qui font résonner leur vieillesse dans les rues étroites. Les klaxons, pour prendre une priorité, pour le passant, oupr vous saluer. des voix graves qui s'hurlent leur vie d'une maison à l'autre. La criée des pêcheurs et des vendeurs du marché. Les sifflements. Les couples qui s'engueulent. Et même la nuit quand tous les bruits s'apèsent, les oiseaux, les batraciens, recouvrent le silence de leurs jacasseries.

Avec tout ce bruit, peut-être qu'on oublie l'isolement. J'aime celui de la nuit. Celui du jour est plus stressant qu'une journée à New York.

Matin de bête

Pas très littéraire... Après mon combat nocturne contre blattes et moustiques, j'ouvre la porte de ma chambre et tombe nez à nez avec... un âne.
Je me retourne, un papillon plus gros que mes deux poings m'attend sur l'escalier.
Quelques heures plus tard, attelée à laver la cuisine à grandes eaux, elle attrapera un carton de farine sur l'étagère du haut, des dizaines de blattes en sortiront et lui couleront le long des bras...

Mon île dans l'île





Quand il n'y a plus de routes, on sort du bus et on marche le long des plantations de bananes. Le centre Richmond. Trois gros blocs vétustes encadrés par une nature dense. Un volcan. La mer. Des chutes d'eau. Aucun village à moins d'une heure. Des plantations de banane, et au bas de la montagne, du cannabis. On se sent en retraite, comme dans un temple, sans la spiritualité.
L'ONG forme des instructeurs pour faire des campagnes de sensibilisation face au Sida, former des professeurs, des fermiers, des enfants. Dans trois pays: Malawi, Mozambique, Afrique du sud. Les étudiants payent leur formation qui dure 6 mois, puis s'en vont 6 mois dans le pays. Les choses sont toujours très belles sur le papier. Quand j'arrive, une équipe se prépare à partir sur le terrain, une autre arrive. À la place de la formation promise, les étudiants butent sur un kibboutz inégalitaire. Le centre fonctionne à la sueur des petites mains volontaires. Ménage, cuisine, entretien, réparations, jardinage, comptabilité, promotion, mais aussi recherche de fonds, puisque chaque étudiant ne peut recevoir son diplome que s'il arrive à ramasser 1500 $ d'aide, animations, cours de langue... Rien ne vient de là-haut, sauf les ordres.
L'expérience est enrichissante mais cher payée. Les Européens ont dépensé 10 000 euros si l'on additionne formation, billets d'avion, vaccins, visas. Les locaux tombent en ruine. L'hygiène est déplorable. L'encadrement quasi inexistant. Leurs grands discours sur le combat contre la pauvreté dans le monde ne me convainquent pas. Quand les actes disent le contraire des mots... Quand on est généreux à temps partiel sur une partie du monde, on ne l'est pas pour les bonnes raisons. Il suffit de les regarder faire, ou plutôt, ne rien faire... Suffit de regarder aussi leur attitude sur place, presque aucun contact avec les locaux, et des emplois précaires, pour une organisation de coopération, un des nombreux paradoxes de cette boite à rêves.
Rapidement, les simulacres se trahissent. Le jardin bio est désolé de légumes. Le reste de la bouffe malsaine, envahie par les rats, les blattes et les mouches... L'eau marron... Le centre de Hiking est réservé aux touristes friqués et bien-sûr, ce sont les étudiants qui le font tourner... Plusieurs accidents ont eu lieu, et un mort, en quatre ans d'existence... Surtout, il y a l'argent... Rodrigo résumera en une phrase ce que je pourrais décrire sur des pages... Du fake pour attirer l'argent, voilà ce qu'il semble se passer ici. Je découvre un site (http://www.tvindalert.com/ uniquement consacré à dénoncer le réseau auquel appartient cette ONG, Humana people to people, un enfilage d'organisations à but non-lucratif et d'entreprises privées, chacune sous un nom différent, installées dans le monde entier, avec quelques ONG dans les pays réputés pour le Offshore, Suisse et Caraibes notamment. Le groupe trempe dans un scandale de détournement de fonds. Mais je ne sais pas si c'est une campagne de salopure... Ce que je sais, c'est que l'ONG n'est pas honnete dans ce qu'elle promet, qu'elle ne parle pas une seule fois des 1500 $ de financement à aller chercher dans le contrat signé par l'étudiant. Ce que je sais aussi, c'est que le programme de coopération avec les fermiers en Afrique est tourné vers l'exportation, et que les fermiers doivent eux aussi payer leur formation, ce qui implique qu'il s'agit davantage d'entreprises et riches propriétaires que de locaux désireux de cultiver leur terre pour subvenir à leurs besoins. Une démarche capitaliste... Je continue mon enquête en espérant déméler les imbroglios.
Moi je troque ma pension complète contre une place de cuisto. Je pars ramasser des fruits dans les champs. Je poursuis le reponsable du jardin pour glaner quelques connaissances côté terre. Je participe aux tâches. Écoute les étudiants, leur motivation, leurs espoirs. Pars en excursion. C'est une expérience riche. Les rencontres, cette fois, tombent dans mon assiette comme des mouches. Ou devrais-je dire qu'elle traversent mon assiette comme des blattes...

lundi 2 mars 2009

La forme du voyage

Ça pourrait être une correspondance, d'un étranger dans les îles. Ça pourrait être aussi les personnages croisés. Touriste allemande qui vient chaque année chercher soleil, plage et services facilités par les années d'esclavage. Des Américains pro-Bush. Cette étudiante effrayée qui voyage en surface sans rien toucher... Ça pourrait être une fièvre qui l'emmène dans un monde sale et piquant. Rapapapapapa... dans son délire, elle entendrait s'approcher les tambours, et des corps s'enrouler dans les lames de son ventilateur... Des rires...

Un bistro, un après-midi, dans un village de pêcheurs




Le minibus m'arrête dans un village de poche. Les hommes me saluent depuis le pas de la porte. Maisons en bois, un peu bancales, très artisanales. Et des ruelles que je n'ose pas prendre pour ne pas faire ma voyeuse, mais elles ont l'air d'ouvrir sur des empilements de cabanes. Il y a la mer derrière. Et des dizaines de petites barques renversées sur la plage. Les regards ne sont pas accueillants. Les touristes ici, c'est le vendredi soir, le Fish Friday, où le marché s'anime et la musique offre quelques airs clichés sur lesquels ils pourront faire rebondir leur bedaine blanche. Les autres jours, il n'y a que les pêcheurs ici, alors qu'est-ce qu'elle fout là elle aujourd'hui, qu'ils me demandent du regard.

Je ne sais pas vraiment ce que je fous là. Encore moins ce que je vais bien pouvoir y foutre toute la journée. Je marche, je marche, en boucle, dans les 4 rues du village. J'échoue dans un bistro avec vue sur la mer. Deux vieillards devant une bière. Une blague. Un verre de cette liqueur locale, une grosse bouteille dans laquelle marine des amandes, cannelle, herbes, muscade, et même des algues blanches. Je le descend en trois gorgées, je viens de réussir le test, ils me resservent et commencent à faire défiler sous mon nez des plats de poisson, soupe, poisson frit, grillé, galette de morue. des hommes arrivent au compte goutte. On parle toit percé. Main d'oeuvre fainéante. Indépendance. L'Angleterre continuerait à injecter de l'argent dans l'île, mais personne ne le sait. Ce sont les politiciens qui s'en mettent plein les poches. Le Martiniquais parle de ce qu'il connaît. Les Antilles françaises. Il ne comprend pas ces mouvements d'indépendance, cette colère. Regarde comme ils vivent, ils ont tout. Regarde ici, tu dois travailler pour avoir une maison, pour manger, et tu travailles, tu ne tends pas la main comme là-bas. Comprends pas cette revendication, ils ont la France en mère nourricière, et ils pleurent. Imbéciles. Je relance la question autrement. L'autre réplique. Parle de cette reine qui est toujours sur leur monnaie. De l'absence d'autonomie politique. Assujettissement à l'Angleterre comme aux États-Unis. J'essaie de tout comprendre, mais je perds la moitié. Il est fascinant, parle de Trinidad, des îles néerlandaises, de Cuba. Il est fou de Cuba. Grande île. Où l'on peut trouver quelque chose à manger de jour comme de nuit. Où l'activité culturelle explose. De vrais pays, pas comme ici.

Je m'enivre local jusqu'à la tombée de la nuit. Il faut sortir pour attraper le dernier bus. Avant qu'il fasse nuit noire et qu'il ne reste plus dans les rues que les infréquentables.

Des bus


On croit avoir tout compris, mais chaque île est un nouveau système, malgré des airs de soeurs. Comme ces minibus qui quadrillent le territoire et obéissent chaque fois à de nouvelles règles. A Grenade et St-Vincent, ils roulent à gauche, du moins, sont-ils sensés. Bien souvent il n'y a qu'une voie, celle de celui qui s'impose, au beau milieu de la route, l'autre prend la chaussée. On entend son klaxon de loin et on lui fait signe. À Grenade, c'est simple, la direction finale est écrite sur le pare brise. Quand on veut descendre, on frappe un grand coup sur la tôle. Alors un jeune homme à l'arrière vous ouvre la porte et encaisse. Souvent 2 $ EC. Un rien du tout. Je me laisse promener dans les montagnes en regardant le paysage défiler. Rarement les gens me parlent. Ils ont tous l'air absorbés par un ailleurs. Comme dans nos métros, ils s'évadent de leur quotidien. À St-Vincent, il faut sans arrêt demander, confirmer, car rien ne distingue un bus d'un autre bus, d'un taxi, d'un particulier. À la station de bus, je suis un phénomène. Certains rient derrière leur main. Les hommes vont tous à Chateaubelaire aujourd'hui. Ils veulent prendre mon bus. On s'entasse les uns sur les autres. Des sacs de farine, de graines, de riz. J'ai une fesse sur la banquette, l'autre en équilibre. Des odeurs de cheveux sales, d'épices et de poisson grillé sous le nez. Des tours et des tours dans les montagnes avec une falaise à pic qui m'inquiète un peu. Mais je me rappelle du camion sans frein dans la montagne de Bouvier et je me dis que la mort choisit son heure, que c'est n'est pas la mienne aujourd'hui. On hurle pour arrêter le chauffeur étourdi au Bob Marley, et tout se paie ici, un sac en plus, un détour, un service, c'est la plus grande différence entre Grenade et St Vincent. Ils appellent ça gentillesse, mais c'est une marchandise. Quand on arrive à destination, le chauffeur fait l'addition, cling cling, ça fera 10 $EC. Je ne bronche pas. Les autres sont venus de l'aéroport en taxi: 100 euros.


Je réalise à quel point tout est aseptisé, fonctionnel dans nos pays. Civilité dans les bus. Et ces règles qu'on brandit pour qu'il ne mange pas dans le bus, qu'elle fume à telle distance de la porte, qu'elle chuchote dans un espace public, que personne ne dérange la petite routine solitaire des autres. Ici, mes tympans sont à vif. Ça crie tellement fort, pour rien. Dans le bus, mon voisin voit un ami à l'autre bout de la route, il hurle son nom, il hurle aussi pour que le mec assis au bar lui apporte une bière, il crie pour recouvrir le bruit de la musique, du klaxon, des autres passagers. Même pour me demander d'où je viens, alors que je suis collée à lui, il crie.

Mais pas n'importe quelle compagnie

C'est le danger de l'isolement, on attrape la première personne au passage. Une fille sympa, mais vide. Effrayée par tout ce qui l'entoure. Elle voyage beaucoup, jamais seule. Elle n'a pas aimé le Maroc car ils étaient trop envahissants. La Bolivie car ils étaient trop pauvres. L'Argentine. Le Pérou. Elle déteste cette île et tous ces hommes qui se conduisent comme des sauvages. Leurs provocations. La trouve dangereuse. N'a pas encore mangé ailleurs que dans sa cuisine où elle réchauffe des soupes en boîte. Végétarienne. Inquiète. Allemande. Elle marche en regardant pas terre. Ne salue pas les gens. Ne leur répond même pas. Elle ne veut laisser aucune porte ouverte. Elle calcule avec sagesse chaque geste à venir. Elle calcule chaque pièce qui sort de son porte-monnaie. Je partage ma chambre avec elle à Carriacou pour l'aider. Elle s'ouvre un peu. Découvre quelques spécialités culinaires. Accepte de s'arrêter quelques minutes pour échanger. Quand je décide de retourner sur mes pas, que je n'ai pas d'endroit où dormir, elle regarde par terre, silencieuse, espère que je n'ose pas, lui demander de me rendre la pareille. Ensuite, elle cherchera à partager d'autres heures. Sans moi merci. Elle prend des gens parce qu'elle a peur, mais elle n'est pas là, n'écoute pas, ne s'interesse pas. Elle cherche juste à laisser filer le temps le plus rapidement possible jusqu'à la date du retour. Elle fait son stage en médecine ici.


Quelques jours plus tard, je rencontrerai une Italienne avec qui l'île dévoilera un autre visage. Plus amical. Nous mangerons dans les stands rasta, bouffe biologique, poisson frais. Elle parle avec tout le monde. Cherche la bonne attitude, comme moi, entre cette foutue distance qui protège des dérapages trop fréquents mais prive de tout échange, et la trop grande familiarité... Elle était avec un groupe. Décide de ne pas les suivre et de rester seule sur cette île, inspirée par mon expérience. C'est pas fréquent une fille toute seule dans les Antilles. Elle l'a jamais fait mais elle veut savoir, se trouver là-dedans. Elle est passionnée par la culture rasta. Elle voudrait aussi aller au Pérou l'hiver prochain. Elle a 10 ans de plus que moi. Me demande si ça me tente. Nous irons boire du rhum au petit matin. Elle me laissera son lit le temps d'une sieste avant le décollage. Et une adresse mail. L'autre aussi.
Il faut bien choisir ses compagnons. Ne pas remplir la solitude d'ombres qui gachent le voyage. Être ouvert, mais garder une ligne directrice. Ne pas s'oublier.

... J'ai construit des cases, des terrasses, des jardins, réparé des toits, des moteurs, installé l'eau dans ma maison. Qu'est-ce que t'y connais toi la savante à cette vie-là?

Isolée dans une île trop petite

Quand une île est trop petite, on y est à l'étroit comme dans le janvier de Montréal. On marche dans les deux rues qui constituent la ville. Chaque fois que l'on s'arrête, on se fait piéger par les dizaines de curieux qui veulent voir et toucher l'étrangère. On se sent plus seule encore que dans les grandes capitales européennes où personne ne prend jamais le temps d'attester de votre existence. C'est une autre forme de solitude. Plutôt de l'isolement... "Solitude c'est famille liberté. Isolement, c'est manger pour serpents..."

Comme une prison

J'ai pris le bateau pour m'y rendre. Petite île qui devait être une des étapes fortes du voyage. J'ai toujours aimé les îles minuscules, celles qu'on parcourt à pied, petits villages où vous devenez une silhouette familière au bout de quelques jours. Mais dans les petites îles, il y a l'étouffement aussi. Ces regards incessants qui jugent et des mots qui se promènent de portes en portes pour condamner l'attitude de celle-ci, la paresse de celui-là. Dans les petites îles, des gens qui n'en sont jamais sortis. À peine le pied posé sur l'île de Carriacou, je deviens un véritable phénomène de foire. On me touche, on m'interpelle, on m'invite à des trucs pas catholiques avec une virulence qui m'effraie presque. Qui m'effraie.
Je redresse les épaules, marche jusqu'à l'auberge en évitant les mains. Ça va passer, dès qu'ils m'auront croisée deux, trois fois, ils vont m'oublier, reprendre leur vie. Mais ça ne passe pas. C'est Carnaval à Carriacou, les hommes boivent toute la journée, puis toute la nuit. La musique fait vibrer mon lit. J'hallucine éveillée. Pour la première fois depuis le début de mon voyage, je m'enferme dans une vision tout en noir, impossible d'étabir la moindre relation, trop sauvages, ils n'ont pas de distance sur le monde, tout en prise directe, une vie sauvage et insouciante au présent, faite de besoins primaires qu'ils assouvissent primairement. ils ne croient qu'à la weed, le sexe et la musique...
On me suit jusqu'à l'hôtel. On tente d'entrer dans ma chambre. Bientôt, je suis enfermée, totalement recluse dans ma chambre à espérer que la musique s'éteigne. Des cris barbares, des chants, des coups de klaxon, et des canettes de bière qui éclatent contre des murs. Une ambiance de fin de fête de la musique à Paris. Je plonge dans l'univers célinien de Voyage au bout de la nuit. De la folie, la maladie qui menace l'Occidental dans ces pays lascifs et mous. Les danses lascives énervent les esprits. Des moteurs vrombissent, et la musisque reprend. Hip hop et mauvaise soul alternent avec les rythmes du carnaval.
Quand l'homme de ménage me demande d'un air coquin si mon mari doit me rejoindre, je suis à deux doigts de lui sauter à la gorge ou de m'effondrer en larmes sur le lit. Je suis épuisée par ce sentiment de vulnérabilité, épuisée de m'inventer mari et enfants en guise de mur, épuisée de ne pouvoir établir aucun contact autre que celui-là depuis une semaine, épuisée de ne pas pouvoir relâcher ma méfiance.
Je devais attendre quelques jours le bateau qui me mène à l'étape suivante. Je craque. Fais marche arrière, suis à deux doigts de prendre un avion pour rentrer. Mais l'auberge de Grenade me recueille et me redonne les forces nécessaires pour continuer. Je repartirais en avion donc, une fois de plus, pour sauter par dessus ces îles sauvages et me rendre directement à St-Vincent.







Jardins

À flanc de montagne, au coeur de l'île, des jardins presque verticaux, que la pluie arrose chaque jour. Kallulla, carottes, tomates, laitues, racines. Côté rue, bananiers en fleur et manguiers. Une chèvre, quelques poules. "Il faut lire le paysage", me dit-il.

"Au bord des plantes-manger, il faut des plantes-médecine, et celles qui fascinent la chance et désarment les zombis. Le tout bien emmêlé n'épuise jamais la terre. C'est ça jardin créole."
Texaco, p. 168

Ici, ils vivent de leur terre.

Sortie des écoles



Île ou continent, la sortie des écoles, c'est la même partout. Ils courent, crient, se poussent, se marrent. La journée peut commencer. "Tu viens gouter à la maison?"

Ici, les écoles sont gratuites et religieuses. L'uniforme obligatoire.